Maladies à vendre [Diseases for Sale]

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jeudi 5 mars 2009, par Laurent Lemire

Le londonien Christopher Lane est une personnalité du milieu des sciences humaines aux Etats-Unis. Professeur de littérature à la Northwestern University de Chicago, spécialiste de l’histoire intellectuelle aux XIXe et XXe siècles, il bouscule souvent le conformisme universitaire. Cette fois, il est allé enquêter du côté des laboratoires pharmaceutiques, des agences de pub et de l’administration pour expliquer comment la société invente des maladies pour vendre des médicaments. Résultat, son brillant essai sur la manière dont l’introverti s’est vu requalifié en psychotique léger s’est installé dans les meilleures ventes pendant neuf fois en 2007 et 2008.

Dans cette enquête menée tambour battant qui paraît ces jours-ci chez Flammarion [1], il raconte comment des commissions, derrière des portes closes, ont réussi en six ans à transformer un trait de caractère – la timidité – en pathologie après d’épiques batailles de diagnostics. Mais Christopher Lane nous propose aussi de réfléchir sur cette curieuse volonté de soigner « l’anxiété sociale » et sur l’idée même de normalité dans nos sociétés aseptisées.

Entretien

L’@mateur d’idées – Vous expliquez très bien comment l’anxiété est devenue une maladie. Mais pourquoi l’est-elle devenue ?

Christopher Lane – En premier lieu, parce que l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association, APA) a ajouté en 1980 la « phobie sociale » à la liste des nouvelles maladies mentales avec des symptômes comme « la peur de manger seul dans un restaurant » ou « la peur de parler en public » ce qui relève exactement de la timidité. Les sociétés de communication et de publicité ont ensuite propagé cette idée dans les médias et les laboratoires pharmaceutiques ont cherché à convaincre le grand public qu’il fallait faire face à une « épidémie de timidité ». C’est ainsi qu’en 1993, le magazine Psychology Today (« Psychologie aujourd’hui ») a qualifié la « phobie sociale » de « trouble de la décennie ». En regardant ce qui s’est passé, je suis étonné de voir comment une si petite preuve scientifique a permis de créer une nouvelle maladie tout en restant imperméable à la véritable tragédie que cela pouvait avoir sur les gens.

Dans un deuxième temps, on comprend que l’APA voulait supprimer la « névrose d’angoisse » de son manuel de diagnostic, parce que le terme de névrose était trop connoté à la psychanalyse et apparemment pas assez scientifique pour elle. Mais son propre procédé relève plus de l’hypothèse que de la science. Après avoir décidé que l’inquiétude était en fait un désordre mental, L’APA a été obligé de redéfinir – en fait à réinventer – tous les aspects de cette inquiétude, y compris sous ses formes relativement légères, en leur donnant des termes psychiatriques. Ainsi, par exemple, elle a créé le désordre de panique, le trouble anxieux généralisé, et la phobie sociale. C’est ainsi que des millions d’Américains, d’Européens, et d’Asiatiques ont pris des médicaments uniquement parce qu’un comité s’était réuni vers la fin des années 70 et que plusieurs psychiatres ont réussi à faire adopter leurs hypothèses comme de nouveaux désordres mentaux. J’ai passé en revue leur correspondance, leurs rapports et souvent leurs débats et je suis obligé de constater que leur justification est aussi mince qu’ inquiétante.

L’@mi – Comment la timidité a-t-elle été perçue avant notre époque moderne ? Était-elle mal ou bien vue ?

C.L. – Pendant les trois dernières décennies, la timidité a été perçue comme une forme fortement fragilisante et cause de grande angoisse et souvent d’accablement. Aux XIX e et XX e siècle, dans l’ensemble, la timidité était assimilée à la modestie, à l’introspection et elle était le plus souvent vue comme un trait de caractère sans importance, voire positif. Aujourd’hui, il est certain que la moitié de ces personnes se définiraient comme timides. C’est infiniment banal de voir les gens décrire leur personnalité désormais. Pourtant, il est intéressant de rappeler qu’avant le XVII e siècle, le mot ne s’appliquait qu’aux animaux – les chevaux, par exemple, étaient ombrageux – et que pendant longtemps, même lorsqu’il s’appliquait aux hommes, il n’a été utilisé que pour décrire des groupes et même des communautés entières jugés discrètes ou retirées. Ainsi, l’idée que la timidité a une dimension pathologique chez l’individu est très récente en effet.

L’@mi – Quelle a été l’importance des laboratoires pharmaceutiques dans ce processus ?

C.L. – Les entreprises pharmaceutiques ont commencé à jouer un rôle significatif vers la fin des années 50 et au début des années 60, quand ils ont commencé à lancer des antidépresseurs et d’autres médicaments psychotropes pour la consommation individuelle plutôt que, comme par le passé, pour de grands hôpitaux psychiatriques gérés par l’Etat. Le Collegium Internationale Neuropsychopharmacologium (CINP) a été formé dans les années 50 et ses premiers congrès ont été organisés par de grandes maisons de l’industrie pharmaceutiques comme Roche, Sandoz et Rhône-Poulenc. Aux Etats-Unis depuis 1997, les entreprises pharmaceutiques ont concentré leurs énormes ressources financières au développement de ces marchés auprès des consommateurs et ils ont dépensé pour cela près de 3 milliards de dollars (2,37 milliards d’euros) chaque année en publicité. La campagne pour la timidité disait : « Et si vous étiez allergique aux gens ? ». Pour le Deroxat, le médicament prescrit dans cette campagne, il en a coûté à GlaxoSmithKline 92,1 millions de dollars (72,7 millions d’euros) en publicité et promotion pour l’année 2000, soit 3 millions de dollars de plus que pour ce qui a été dépensé en faveur du Viagra.

« Et si vous étiez allergique aux gens ? »

L’@mi – Tous les psychiatres américains acceptent-ils le Manuel de Diagnostic de l’APA ?

C.L. – En fait aucun ne l’ accepte. La plupart d’entre eux constatent que le Manuel de Diagnostic pose plus de problèmes qu’il n’en résout, qu’il est peu fiable, contradictoire et envisage des maladies qui n’en sont pas. Mais puisque ce Manuel a été crédité d’une telle autorité par un grand nombre de psychiatres réputés, qu’il est reconnu par les compagnies d’assurance maladie, les tribunaux, les prisons, les écoles et la plupart des professionnels de la santé aux Etats-Unis, ce désaccord est insignifiant et n’entame en rien son prestige. Récemment, tout de même, les médias américains ont commencé à s’intéresser à l’histoire de ce Manuel, à son contenu et se sont posé des questions à son sujet. Mais nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant que l’APA accepte, par exemple, d’effacer des douzaines de maladies douteuses.

L’@mi – Qu’est-ce cela signifie pour notre société moderne ?

C.L. – Cela souligne surtout la puissance incroyable que nous avons accordée à des organismes comme l’APA pour décider du nombre de maladies psychiatriques et comment elles devaient être traitées. Cela s’explique en grand partie en raison des milliards de dollars dépensés chaque année par l’industrie pharmaceutique en publicité pour faire croire aux Américains et aux Européens que la solution à leurs angoisses ou à leurs problèmes quotidiens se trouve dans la médecine, sous la forme de pilules. Nous regardons hors de nous-mêmes pour trouver la solution à nos souffrances et à nos malheurs, souvent parce qu’il est plus simple de croire que nous pouvons trouver un remède chimique plutôt qu’adopter un changement de vie. Je pense que cela à profondément changé notre compréhension de la normalité. À cause de l’APA, de moins en moins de gens peuvent se considérer comme normaux sans avoir besoin d’une aide médicale ou psychiatrique.

L’@mi – Cette attitude représente-elle un danger pour la société ?

C.L. – Aux États-Unis, plus de 67,5 millions de personnes – soit un quart de la population – ont suivi un traitement d’antidépresseurs. Aujourd’hui nous commençons seulement à saisir les effets secondaires de ces drogues à court terme comme le risque d’attaque, de crise cardiaque, d’insuffisance rénale ou d’anomalies congénitale lorsque le traitement est pris pendant la grossesse. Pour le long terme, nous ne disposons pas encore de données sur plusieurs générations tout simplement parce qu’elles n’ont pas encore été étudiées. Je trouve cela franchement alarmant.

Les entreprises pharmaceutiques augmentent la recherche sur leurs produits, mais les échecs ne sont jamais communiqués, ce qui donne l’impression que toutes ces drogues son efficaces. Plutôt que de se sentir concernés par ce qu’ils ignorent sur ces substances, des psychiatres influents aux Etats-Unis continuent de les prescrire massivement aux adolescents et aux jeunes enfants, en déclarant même que bien plus de gens devraient en prendre.

Ils publient dans les grands journaux psychiatriques des déclarations qui proclament « Environ la moitié des Américains remplissent les critères de définition d’un trouble répertorié au DSM-IV », ce qui signifie que la moitié du pays peut-être décrite comme mentalement malade. Ceci aurait pu relever de la science-fiction, mais cela relève maintenant de réalité sociale. Les psychiatres en question ne disent jamais, « vous savez, si nous considérons la moitié du pays comme mentalement malade c’est peut-être que notre Manuel de Diagnostic est douteux, notre pensée fausse, notre recherche imparfaite et nos arguments exagérés. »

Au lieu de cela, ils insistent pour que l’apathie, l’achat compulsif, le « syndrome parental d’aliénation » et l’abus d’internet soient inscrits dans la prochaine édition du Manuel de Diagnostic en 2012. Je pense que de tels dangers parlent d’eux-mêmes.

[1] Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions de Christopher Lane, traduit dans l’anglais par François Boisivon, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », 370 p., 26 €.

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